Comment étendre la lutte

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La compréhension grandit dans les rangs ouvriers que pour gagner, pour être forts, il nous faut être le plus nombreux possible dans la lutte, il faut que la lutte s'élargisse toujours plus, il faut qu'elle soit capable d'opposer à la bourgeoisie et son État un front ouvrier massif, solidaire et uni.

Mais comment élargir la lutte ? S'agit-il de refaire l'expérience de la SNCF durant l'hiver 86‑87 ou de la grève des hôpitaux cet automne ? Certes ces luttes ont été particulièrement massives, impliquant des dizaines de milliers de travailleurs. Certes, elles ne sont pas restées cantonnées à une usine, à un lieu de travail, et ont pris une ampleur nationale. Pourtant l'une comme l'autre, en se laissant enfermer dans le corporatisme le plus étroit, ont totalement échoué à imposer un rapport de force capable de faire reculer la bourgeoisie.

S'agit-il de reprendre l'exemple de la grève à la SNECMA  au printemps dernier ? Là, malgré la volonté très grande des grévistes de rompre leur isolement, malgré les nombreuses délégations qui ont été envoyées un peu partout, d'un bout à l'autre de la région parisienne, la grève est restée cantonnée, dix semaines durant, à trois usines de la SNECMA,  et au bout du compte les ouvriers ont repris le travail battus et démoralisés.

Pourquoi ces échecs ? Parce que, à chaque fois, c'est une pseudo-extension qui nous a été proposée. Loin de permettre l'élargissement de la lutte, les syndicats et les "coordinations" (de "cheminots", d"'infirmières" ou encore "inter-SNECMA") n'ont fait crue mettre en avant l'enfermement de la lutte dans la corporation ou tout au plus dans la branche. A chaque fois, en en faisant une affaire de "cheminots" ou d "'infirmières", ou encore en prétendant ‑comme dans la grève à la SNECMA‑  donner comme préalable l'extension de la grève "aux autres usines du groupe", ils ont imposé d'entrée au combat des limites contre lesquelles la dynamique du mouvement ne pouvait que se briser et qui ont réduit les ouvriers à l'impuissance.

L'extension géographique est la seule possible

Au contraire la seule véritable extension c'est celle qui d'emblée, dès le début de la lutte, refuse toutes les divisions que veut nous imposer la bourgeoisie : divisions entre privé et public, entre corporations ou catégories professionnelles, entre groupes industriels, entre branches, entre chômeurs et actifs. Ces divisions sont autant d'armes entre les mains de la bourgeoisie, tandis que dans la réalité, c'est la même austérité, le même chômage qui s'abattent indistinctement sur tous les ouvriers et qui sont mis en oeuvre par une bourgeoisie qui, elle, est bien unie et solidaire contre les ouvriers.

C'est pourquoi la seule véritable extension, c'est celle qui se fait sur la base de la proximité géographique. C'est celle qui se donne comme premier objectif de prendre contact avec les travailleurs d'autres entreprises à proximité immédiate, indépendamment du secteur, de la branche d'activité ou de la corporation, pour les appeler à se joindre au combat. C'est un mouvement qui fait tâche d'huile en englobant de proche en proche de plus en plus de secteurs de la classe dans un même combat.

D'abord parce que, contrairement à ce que prétendent toujours les syndicats et les gauchistes, se rendre Massivement à l'usine d'à côté, dans le même quartier, la même zone industrielle, est quelque chose de beaucoup plus concrètement réalisable que de se fixer pour objectif l'entreprise de la même branche ou du même patron, distante de plusieurs dizaines ou centaines de kilomètres. En effet, sur la base de proximité géographique, l'unité du mouvement peut devenir une réalité immédiate sous le contrôle des grévistes eux-mêmes. Elle seule nous donne les moyens d'être réellement ensemble dans la lutte, permet de se retrouver quotidiennement dans des assemblées communes, ouvertes à tous ceux, ouvriers actifs de différents secteurs, chômeurs, qui veulent se joindre au mouvement.

Enfin et surtout, parce que, en refusant d'emblée toute limitation corporatiste, en se donnant comme priorité, au lieu des aspects les plus spécifiques à tel ou tel secteur ou corporation, la mise en avant de revendications et moyens de luttes communs à tous les ouvriers, l'extension géographique s'appuie sur ce qui fait la force de la classe ouvrière : son unité comme classe, contre la bourgeoisie et son Etat. C'est cette unité là que craint la bourgeoisie parce qu'elle implique une dynamique d'élargissement encore plus grand du mouvement, capable d'entraîner de plus en plus de fractions de la classe ouvrière dans le combat. C'est seulement le développement d'une telle unité qui peut faire basculer réellement le rapport de force et contraindre la bourgeoisie à céder.

L'exemple d’août 80 en Pologne

Ce n'est pas une utopie. Au contraire, c'est la voie par laquelle se sont développées toutes les grandes luttes de la classe ouvrière, depuis la grève de masse de 1905 en Russie en passant par la vague révolutionnaire des années 1917‑23. Et ce ne sont pas seulement les mouvements insurrectionnels, mais toutes les luttes ouvrières au 20ème siècle qui ont développé leur force de cette manière.

Ainsi, depuis la reprise internationale des combats ouvriers à la fin des années 60, c'est l'expérience de l'été 80 en Pologne qui l'a le plus clairement et magistralement montré. Face à l'annonce des augmentations de prix, la riposte ouvrière va s'étendre progressivement à tout le pays, en se développant de proche en proche, ville par ville et non pas sur la base de la corporation ou du secteur. Déclenché le 14 août par la grève du chantier naval Lénine de Gdansk contre le licenciement d'une ouvrière, le mouvement va se généraliser en 24 heures à toute la ville et en quelques jours à toute la région industrielle autour des mêmes revendications communes : augmentation des salaires et allocations sociales, samedis libres, garantie de non-répression des grévistes, suppression des syndicats officiels... Dès le lendemain du début de la grève au chantier Lénine, la nouvelle s'était répandue dans toute la ville. Les traminots arrêtent le travail en solidarité. En même temps, ils décident de continuer à faire rouler le train qui relie les trois grandes zones industrielles de Gdansk, Gdynia et Sopot, et par lequel l'idée de la grève va se répandre, puis qui sera tout au long du mois de grève un moyen de liaison constant entre les usines en lutte. Le même jour, la grève démarre au chantier "Commune de Paris" à Gdynia et s'étend à presque tous les chantiers de la baie, mais aussi aux ports et aux différentes entreprises de la région. Les deux grands chantiers Lénine et "Commune de Pans" deviennent des lieux de rassemblement quotidien des grévistes où se tiennent en permanence des meetings rassemblant des milliers d'ouvriers de différentes usines.

L'organisation de la grève se met en place sur la même base, les mêmes principes par lesquels elle s'est étendue. Les assemblées de grévistes des différentes usines, des différents secteurs, élisent des comités de grève et envoient des délégués au "comité de grève inter‑entreprises" (MKS) qui met au point un cahier de revendications communes. Toutes les assemblées de grévistes sont mises au courant quotidiennement des discussions et de l'évolution des négociations par leurs délégués qui font le va-et-vient entre leur entreprise et le MKS qui siège au chantier Lénine.

Les tentatives de division orchestrées par le gouvernement, qui cherche à négocier usine par usine et à faire reprendre le travail dans chaque secteur séparément, se heurtent à ce bloc ouvrier soudé et uni. Ainsi, quand le gouvernement cède très ‑vite des augmentations de salaires pour les ouvriers du chantier de Gdynia et que certains délégués hésitants semblaient prêts à accepter le compromis, ils sont contestés par les délégués des autres usines qui appellent à continuer le mouvement tant que toutes les revendications, de l'ensemble des usines en grève, ne sont pas satisfaites. De nouveaux délégués seront élus par les grévistes.

Dans les jours qui vont suivre, l'exemple lancé par Gdansk, se répandra dans les différentes régions de Pologne. Le signal de la grève de masse est donné. Le rapport de force que vont réussir à imposer les ouvriers est sans précédent depuis les années 20 et va contraindre la bourgeoisie à céder comme jamais aucune lutte ouvrière depuis lors dans le monde n'a réussi à le faire. Plus encore, c'est une expérience formidable qui a été faite ‑et un acquis ineffaçable appartenant au prolétariat international‑ de la force potentielle de la classe ouvrière lorsque qu'elle est réellement unie.

Dans les luttes qui se sont développées ces dernières années en Europe occidentale, les germes de cette extension géographique du mouvement, prise en mains par les ouvriers eux-mêmes, ont déjà commencé à s'affirmer. C'est ce qu'ont montré les ouvriers en Belgique, lors des grèves du printemps 86, où les mineurs du Limbourg, refusant de se laisser enfermer comme l'avaient fait un an auparavant les mineurs anglais dans le piège d'une grève corporatiste isolée, se sont rendus en délégations massives à des assemblées de travailleurs du secteur public pour les appeler à se joindre immédiatement au mouvement. C'est la même tendance qui s'est exprimée en Grande-bretagne en février 88 durant la grève des hôpitaux, où un groupe d infirmières a pris l'initiative d'aller chercher la solidarité des mineurs et les a entraînés dans des manifestations et assemblées communes ou comme dans l'automobile (Vauxhall) quand les ouvriers ont voté en assemblée générale une grève de solidarité avec les infirmières

Ces débuts de prise en mains. d'une véritable extension, mêmes s'ils sont encore limités, même s'ils ne sont pas toujours couronnés de succès, montrent la voie à suivre. Il nous faut la poursuivre et la développer en ne comptant que sur nous mêmes.

Révolution  Internationale N° 176

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