Italie - La naissance du fascisme

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Le Parti National Fasciste (PNF) entra au Parlement bourgeois grâce aux élections de mai 1921, autrement dit par la voie la plus légale au monde. Il eut l’appui du très démocratique Giolitti (Président du conseil quasi inamovible pendant 11 ans de 1903 à 1914 - il forme ensuite un nouveau Cabinet ministériel de 1920 à 1921) qui, le 7 avril venait de dissoudre la précédente Chambre. Sur son ordre, les tracasseries administratives et les poursuites judiciaires, visant des gens qu’il protégeait, cessèrent de suivre leur cours. Les fascistes purent alors agir à visage découvert, sûrs de l’impunité en hauts lieux. Ainsi, Mussolini siégeant à l’extrême-droite avec 34 autres députés fascistes disposait d’une tribune parlementaire. Le 21/06/21, il déclara rompre avec l’homme qui lui avait mis le pied à l’étrier électoral : Giolitti. Or, l’homme du Dronero (Mussolini appelait Giolitti : "le bandit du Dronero") restait, par l’intermédiaire du préfet de Milan, Lusignoli, en contacts étroits avec le groupe parlementaire du PNF. De surcroît, cette connivence était double : Nitti ne craignant point de recevoir, au vu et au su de chacun, le baron Avezzana que lui envoyait Mussolini dans la perspective de former ensemble un grand ministère.
 

Le programme fasciste

Ce qui est dit ici par L.Trotsky : "Le programme avec lequel le national-socialisme est arrivé au pouvoir -hélas !- rappelle beaucoup les grands magasins juifs dans une province perdue. Que n’y trouve-t-on pas ?"[1], colle très bien au fascisme italien. A ce moment-là, le fascisme est un invraisemblable pot-pourri empruntant à droite et à gauche des idées absolument traditionnelles en Italie. Les parties constitutives de son programme étaient :

  • l’anticléricalisme axé sur la confiscation des biens des congrégations religieuses. Au premier Congrès des fasci, à Florence le 9 octobre 1919, Marinetti avait proposé la dévaticanisation du pays dans des termes identiques, ou presque, à ceux tenus par Cavour quelque 34 ans plus tôt.
  • le syndicalisme d’inspiration sorélienne, vibrant d’exaltation débridée pour la "morale du producteur". Instruits de l’expérience des occupations, les fasci sentaient qu’il fallait, coûte que coûte, associer les syndicats ouvriers au fonctionnement technique et administratif de l’industrie.
  • l’idéal d’une République éclairée, basant sa légitimité sur le suffrage universel avec scrutin de liste régional et représentation proportionnelle ; droit de vote et éligibilité pour les femmes ; et, rendant un culte bassement intéressé à la jeunesse, le fascisme réclamait l’abaissement de la limite d’âge à 18 ans pour les électeurs, à 25 pour les députés.
  • l’anti-ploutocratisme menaçant de frapper le capital d’un impôt progressif (ce qu’il appelait "authentique expropriation partielle") ; de réviser tous les contrats de fournitures de guerre et, de confisquer 85% des bénéfices acquis pendant celle-ci.

Plus un programme social est éclectique et riche en promesses, plus nombreux sont ses supporters. Dans les fasci commencèrent à affluer et y grouiller des gens de toutes espèces : arditti[2], francs-maçons, futuristes, anarcho-syndicalistes... Tous se trouvent un dénominateur commun dans le refus réactionnaire du capitalisme et de la décadence des institutions parlementaires. Dans la salle du San Sepolcro, mise à la disposition des fascistes par le Cercle des Intérêts Industriels et Commerciaux, le discours de Mussolini fera retentir cette formule : "Nous les fascistes, nous n’avons pas de doctrine préétablie ; notre doctrine c’est le fait" (23/3/19).

Sur le plan électoral, le fascisme adopte, avec une évidente souplesse les tactiques les plus variées. A Rome, il présente un candidat sur la liste de l’Allianza Nazionale ; proclame l’abstention à Vérone et à Padoue ; compose le Bloc National à Ferrare et à Rovigo ; s’allie aux anciens combattants à Trévise ; à Milan il se paye le luxe de dénoncer la revendication de la "reconnaissance juridique des organisations ouvrières" dont les regroupements de gauche ont fait leur cheval de bataille parce que, dit-il, il conduirait à leur "étranglement".

Tel était le premier fascisme qui ne pouvait prétendre, en quoi que ce soit, être une force politique indépendante sur des objectifs propres. Devant le P.N.F se dressait une exigence de taille : se débarrasser des thèmes qui ne conviennent plus du tout aux industriels et que la classe dominante trouvait pour le moins déplacés dans la propagande d’un parti qui aspirait à lui garantir l’ordre social. Elle avait tout lieu de se méfier d’un mouvement qui, pour s’attirer la masse des travailleurs et des paysans, faisait montre d’un spectaculaire mépris pour le conformisme social. Le fascisme devait muer et, il obtempéra aux ordres du capitalisme.

Ainsi, cet anticléricalisme ordurier, hier encore virulent dans ses attaques d’athéisme, fera bénir dans la nef de la cathédrale de Milan ses bannières par le cardinal Ritti, futur pape Pie XI[3]. Dès lors, il n’y eut plus aucune commémoration fasciste, aucune manifestation publique du fascisme qui ne reçut ses gouttes d’eau bénite. Apaisés par le Pacte de Latran (1929) par lequel le régime reconnaît au Saint Siège la pleine propriété de ses biens et le dédommage par une indemnité de 750 millions de lires, plus des titres de rente à 5% d’intérêt pour un capital de 1 milliard de lires, les catholiques seront gré au fascisme d’avoir réintégré l’enseignement religieux dans les écoles publiques et feront de Mussolini, qui avait mis une sourdine à sa furia anticléricale, "l’homme des destinées divines". Dans toutes les églises d’Italie, monteront les Te Deum pour le succès de l’entreprise de salut national fasciste.

Ce républicanisme ralliera la Couronne et la Monarchie ; offrira le 9 mai 1936 au Roi et à ses descendants le titre d’Empereur d’Ethiopie ; donnera des postes officiels dans la diplomatie aux représentants de la dynastie régnante.

De l'antiétatisme au "tout est dans l'Etat"

Cet antiparti anarchisant deviendra le Parti National Fasciste avec sa rigoureuse pyramide de quadrumvirs, de hiérarques et de podestats ; comblera d’honneurs les dignitaires de l’Etat ; enflera la bureaucratie d’Etat de nouveaux mercenaires et parasites.

Cet antiétatisme qui à sa première heure proclame l’incapacité de l’Etat à gérer les affaires nationales et les services publics, déclarera par la suite que tout est dans l’Etat. Le célèbre :

  • "Nous en avons assez de l’Etat cheminot, de l’Etat postier, de l’Etat assureur. Nous en avons assez de l’Etat exerçant ses fonctions aux frais de tous les contribuables italiens et aggravant l’épuisement des finances" du discours prononcé à Udine devant le Congrès des fascistes du Frioul, le 20/09/22, laissera place au :
    "Pour le fasciste, tout est dans l’Etat, et rien d’humain ou de spirituel n’existe, et à fortiori, n’a de valeur en dehors de l’Etat" de l’Encyclopédie Italienne.

Ce pseudo-ennemi des grosses fortunes des bénéfices de guerre et des affaires louches, particulièrement florissantes sous l’ère giolitienne, sera équipé de pied en cap par les commandators de l’industrie et de l’agriculture et ce, bien avant la fameuse "marche sur Rome". Dès son lancement, la propagande du "Popolo d’Italie" fut régulièrement subventionnée par les grandes firmes de l’industrie d’armement et de fournitures de guerre intéressées à voir l’Italie basculer dans le camp interventiste : FIAT, ANSALDO, EDISON. Les chèques patriotiques versés par l’émissaire du ministère Guesde, M. Cachin (futur secrétaire général du PCF), aidèrent eux aussi à sortir les premiers numéros du journal francophile.

Certes, au sein du P.N.F naissaient des conflits allant, parfois, jusqu’à la dissidence comme ce fut le cas -provisoire- de certains faisceaux de province, notamment ceux conduits par Grandi et Baldo commandités, en partie, par la Confragricultura. Contrairement à Bordiga qui, armé de la théorie marxiste, comprend rapidement la nature du fascisme, Gramsci emboîtant le pas au président de l’I.C. -Zinoviev- situera le fascisme : réaction des grands féodaux. D’abord apparu dans les grands centres urbains hautement industrialisés, c’est seulement ensuite que le fascisme a pu faire son entrée dans les campagnes sous la forme d’un syndicalisme rural d’allure plébéienne. Ses expéditions punitives partent bien des villes pour se porter dans les villages dont les squadristes se rendent maîtres après une lutte toujours sanglante. La vérité oblige à dire que ces luttes intestines entre fascistes exprimaient la contradiction entre les composantes petites-bourgeoises et anarchisantes du fascisme ruinées par la guerre et, la concentration économique dans les griffes de l’Etat, réponse adéquate aux intérêts généraux de la classe dominante.

La défaite de la classe ouvrière laisse libre court à l'essor du fascisme

Par dessus la légende démocratique demeure le fait irréfragable que le fascisme n’a pas été une contre-révolution préventive faite avec l’intention consciente d’écraser un prolétariat qui tendait à démolir le système d’exploitation capitaliste. En Italie, ce ne sont pas les chemises noires qui mettent fin à la révolution ; c’est l’échec de la classe ouvrière internationale qui impulse la victoire du fascisme, non seulement en Italie, mais encore en Allemagne et en Hongrie. C’est seulement après l’échec du mouvement des occupations d’usines de l’automne 1920 que la répression s’abat sur la classe ouvrière italienne ; laquelle répression eut deux ailes marchantes : et les forces légalement constituées de l’Etat démocratique et, les escadrons fascistes, fusionnant en un bloc monolithique, pratiquement toutes les ligues anti-bolchevistes et patriotiques.

C’est seulement après la défaite de la classe ouvrière que les faisceaux peuvent se développer pleinement grâce aux largesses du patronat et des facilités rencontrées auprès des autorités publiques. Si à la fin de 1919, les fasci sont sur le point de sombrer dans le néant (30 fasci et un peu moins d’1 millier d’adhérents), dans les derniers six mois de 1920, ils s’enflent jusqu’à atteindre le nombre de 3.200 fasci avec 300.000 inscrits.

C’est bien sur Mussolini que se porta le choix de la Confindustria et de la Confragricultura, de l’Association Bancaire, des députés et des deux gloires nationales, le général Diaz et l’amiral Thaon di Revel. C’est bien lui que le grand capital met en selle et non un d’Annunzio dont la bourgeoisie, unanime, annihilera la tentative nationaliste de Fiume à la Noël 1920. Le poète des "Odes Navales" reçut pour tout salaire celui de chanter en termes lyriques les médiocres conquêtes italiennes en terre africaine, entretenir la flamme nationaliste, et non pour finir de massacrer les travailleurs. A Mussolini ex-athée, ex-libertaire, ex-intransigeant de Gauche, ex-directeur de "l’Avanti", reviendra ce rôle.

Ainsi, pour le marxisme le fascisme ne recèle aucun mystère qu’il ne saurait pénétrer et dénoncer devant la classe.

A partir des dernières semaines de 1920, l’offensive fasciste en direction des organisations et associations sous le contrôle du PSI (Parti Socialiste Italien) redouble d’intensité. De nouveau, la chasse aux bolcheviks fait rage, les dirigeants socialistes sont molestés et, en cas de résistance, sont lâchement assassinés ; les sièges des journaux socialistes, les Chambres du travail, les bâtiments des coopératives et des Ligues Paysannes sont incendiés, mis à sac, toujours avec le concours direct de l’Etat démocratique qui protège de ses propres fusils et mitrailleuses les escouades fascistes.

Investissant l’Etat, le fascisme conquiert du coup les rouages indispensables à cet Etat ; il s’empare, si besoin est par la force, d’institutions étatiques qui précédemment ont satisfait pleinement la politique de la bourgeoisie impérialiste italienne.

Les syndicats de la période fasciste

Le fascisme marquera ostensiblement l’intérêt qu’il porte aux syndicats en signant le 2 août 1921, le Pacte de Pacification. Ce jour là, il y avait réunis à Rome, les représentants du Conseil des Faisceaux, du PSI, des groupes parlementaires fascistes et socialistes, de la C.G.I.L., enfin De Nicola président de la Chambre. Le Pacte aboutit à l’accord suivant : ne plus livrer la rue aux "déchaînements de la violence, ni exciter les passions partisanes extrémistes" (art.2). Les deux parties en présence "s'engagent réciproquement au respect des organisations économiques" (art.4). Chacune reconnaît dans l’adversaire une force vive de la Nation avec laquelle il faut compter ; chacun convient d’en passer par là.

En avalisant le Pacte de Pacification, toutes les forces politiques de la bourgeoisie, droite comme gauche, ressentent la nécessité d’enterrer définitivement la classe ouvrière sous un traité de paix civile. Pas encore tout à fait écrasée, celle-ci refluait sur des positions défensives ; mais la résistance des masses travailleuses devenait au fil des jours plus difficile. Malgré des conditions maintenant défavorables, le prolétariat italien continuait à se battre pied à pied contre une double réaction, légale et "illégale".

Turati (chef de l’aile droite du PSI), continuant à placer ses espoirs en un proche gouvernement de coalition soutenu par les "réformistes" se justifiait : "Il faut avoir le courage d’être un lâche !". Le 10 août, la direction du PSI, celle-là même qui sera pressentie pour renforcer les rangs de la révolution par le Komintern, approuvait officiellement le Pacte de Pacification. Alors, le lecteur du très anti-clérical Avanti eut droit à un feuilleton original, La Vie de Jésus selon Pappini, pour faire passer la pilule.

Le scénario de la comedia dell’arte se distribuait de la façon suivante : les premiers acteurs usent ouvertement de la force militaire contre un prolétariat affaibli et en retrait ; les seconds exhortent celui-ci à ne rien faire qui puisse exciter l’adversaire, à ne rien entreprendre d’illicite qui serve de prétexte à de nouvelles attaques, et plus violentes, des fascistes. Combien de grèves suspendues par la C.G.I.L. en accord avec les instances du PSI ? Impossible à dénombrer. Face à une offensive militaire et patronale faite à coup de licenciements et de réduction des salaires, choses allant de soi pour la F.I.O.M.(Fédération des Ouvriers de la Métallurgie) soucieuse de plier les revendications à l’état objectif de la situation financière des entreprises -tactiques dite de l’"articulation"- la gauche continuait son travail de sabotage des luttes.

Même cette Alliance du Travail portant haut les espoirs du P.C.I. acceptait la programme de sauvetage de l’économie capitaliste, déroutait les grèves, mettait un terme rapide aux agitations, ce que devait reconnaître et dénoncer vigoureusement les militants de la gauche.

Que doit faire alors le prolétariat ? La réponse qui vient des organisations social-démocrates est simple, évidente : se rassembler une énième fois sur le terrain électoral, infliger la défaite des urnes aux fascistes, toutes choses permettant la formation d’un gouvernement anti-fasciste dans lequel pourraient entrer quelques chefs du PSI Assuré d’obtenir un gros succès, Mussolini en personne réclamait cette "pacifique" confrontation : "Ce spectre des élections est plus que suffisant pour aveugler les vieux parlementaires qui sont déjà en campagne pour obtenir notre alliance. Avec cet appât, nous ferons d’eux ce que nous voudrons. Nous sommes nés d’hier, mais nous sommes plus intelligents qu’eux".

La marche sur Rome

Tout était préparé de longue main pour une passation en douceur du pouvoir à Mussolini sous les auspices royaux vers la fin d’octobre 1922. Dans la pantalonnade de la Marche sur Rome... en wagons-lits, marche annoncée depuis les premiers jours de septembre par les meetings et défilés de chemises noires à Crémone, Mérano et Trente, les escadrons fascistes furent salués dans les gares par les représentants officiels de l’Etat. A Trieste, Padoue et Venise les autorités marchent au coude à coude avec les fascistes ; à Rome l’intendance militaire ravitaille et héberge les chemises noires dans les casernes.

Installé, le fascisme demandera la collaboration loyale de la C.G.I.L. Le puissant syndicat des cheminots, bientôt suivi par d’autres fédérations, sera le premier à accepter l’appel à la trêve lancé par les fascistes. Ainsi, sans avoir eu recours à une insurrection armée, le fascisme put occuper les postes dans l’appareil d’Etat : Mussolini à la présidence du Conseil détient, en outre, les portefeuilles de l’Intérieur et des Affaires Etrangères ; ses proches compagnons d’armes les autres importants ministères de la Justice, des Finances et des Terres Libérées.

Economie de la période fasciste

Qu’a fait le fascisme sinon accélérer un processus objectif rapprochant et fusionnant les organisations syndicales avec le pouvoir d’Etat bourgeois ? Tant pour les syndicalistes et social-démocrates que pour les fascistes, la lutte de classe n’était-elle pas une lourde entrave à ceux qui recherchaient de solutionner les problèmes de l’économie nationale ? Aussi le fascisme met les associations syndicales au service entier de la Nation comme elles-mêmes l’avaient fait de leur propre initiative lors de la récession économique d’après guerre. L’évangile social de solidarité entre les classes, c’étaient aussi bien les fascistes que les syndicats qui le professaient.

Formellement, l’économie à l’époque fasciste se fonde sur le principe corporatiste pour lequel les intérêts particuliers doivent se subordonner à l’intérêt général. A la lutte de classe, le corporatisme substitue l’union des classes et le bloc national de tous les fils de la patrie ; il essaie d’amener les travailleurs à se dépenser sans compter pour les intérêts suprêmes de l’Italie. La Charte du Travail, adoptée en 1927, reconnaît à l’Etat seul la capacité d’élaborer et d’appliquer la politique de main d’œuvre ; toute lutte fractionnelle, toute intervention particulière en dehors de l’Etat sont exclues. Désormais, les conditions d’emploi et de salaire sont réglées par le contrat collectif qu’établit la Charte.

Le fascisme voulait bâtir un Parlement Economique dont la composition devait être donnée par élection de membres élus dans les corps de métier. Pour ces motifs, il attira dans sa sphère les principales têtes du syndicalisme d’obédience sorélienne. Dans ce projet, qualifié pour la circonstance d’"audacieux", ils voyaient la justification de leur apolitisme et de l’indépendance syndicale vis-à-vis de tout parti politique.

Aussi, le corporatisme s’applique en pleine période de crise mondiale en tant qu’intervention directe de l’Etat dans l’activité économique nationale, en même temps qu’il impose soumission et obéissance à la classe ouvrière. Est-ce là "l’unique solution pour développer les forces productives de l’industrie sous la direction des classes dirigeantes traditionnelles" se demandera le non-marxiste Gramsci[4]. Il échappe totalement à l’auteur de La révolution contre le capital que le capitalisme est en décadence, que le fascisme n’est que son mode de survie.

L’année 1926 marquera le point de départ des grandes batailles économiques qui se font dans le but avoué de protéger le marché intérieur italien, limiter l’importation de produits alimentaires et d’objets manufacturés, de développer des secteurs jusqu’alors incapables de satisfaire les besoins intérieurs. Or, les résultats sont largement éclipsés par les conséquences négatives : des prix supérieurs à ceux du marché mondial. Ainsi, recourir à des manipulations étatiques ne résolvait aucun des problèmes économiques d’un pays pauvre en ressources naturelles et, n’ayant participé à la curée impérialiste que pour obtenir des territoires qui n’étaient ni des débouchés commerciaux ni le moyen de se débarrasser de son trop plein de main-d’œuvre.

Le renforcement des droits douaniers, le contrôle draconien des changes, l’octroi de subventions, les commandes de l’Etat et, corrélativement le blocage des salaires, poursuivent la tendance prise durant la guerre. Alors, poussé par les nécessités, l’Etat était devenu bâtisseur d’usines, fournisseur de matières premières, distributeur de marchés d’après un plan général, acheteur unique de la production -que dans certains cas il payait d’avance. Sous la pression des contingences, il était devenu le centre de gravité de cet énorme appareil productif impersonnel devant qui s’effacèrent les individus attachés aux règles de la libre concurrence, l’esprit créateur des capitaines d’industrie. Pour ces raisons, les habitudes de la vie "libérale", les pratiques "démocratiques" furent subjuguées par l’activité de cet Etat. De ces prémices pouvait éclore le fascisme.

Y a-t-il une entreprise sur laquelle plane l’ombre obscurcissante de la faillite ? L’Etat rachète la totalité des actions. Y a-t-il un secteur à développer plutôt qu’un autre ? L’Etat donne ses directives impérieuses. Faut-il freiner les importations de blé ? L’Etat oblige de fabriquer un type de pain unique dont il fixe le pourcentage de froment. Faut-il une lire surévaluée ? L’Etat la met à la parité du franc malgré les avertissements des financiers. Il stimule la concentration des entreprises, il rend obligatoire la concentration dans la sidérurgie, il est propriétaire, il bloque l’immigration, il fixe les colons là où il entend "créer un système nouveau, organique et puissant de colonisation démographique en transportant tout l’équipement de (sa) civilisation"[5], il monopolise le commerce extérieur.

A la fin de 1926, la plus importante partie de l’économie italienne va se retrouver entre les mains d’organismes étatiques ou para-étatiques : Istituto per la Ricostruzione (I.R.I), Consiglio Nazionale delle Richerche (C.N.R), Istituto Cotonnière, Ente Nazionale per la Cellulosa, A Ziende Générale Italiane Petroli (A.Z.G.I.P). Nombre de ces organismes ont donc pour raison d’être d’obtenir pour l’Italie des produits de remplacement : laine synthétique, soie artificielle, coton, etc... Tout ce programme d’autarcie économique, sur lequel s’extasièrent les beaux esprits, préparait l’Italie à la IIe guerre mondiale.

L’impérialisme italien

Le capitalisme décadent, l’impérialisme qui ravage l’humanité ne peut, par une logique implacable, que produire des crises et des guerres, comme explosions des contradictions croissantes au sein du système capitaliste. Il suppose donc une bourgeoisie armée jusqu’aux dents. L’Italie fasciste ne pouvait pas renoncer de se jeter dans l’engrenage de la course aux armements sous peine de devoir renoncer à faire triompher ses "droits" impérialistes dans l’arène mondiale. Et ses "droits" forment un épais catalogue de revendications. Dans le droit fil de ses prédécesseurs, Mussolini veut faire de l’Italie une puissance redoutée dans le bassin méditerranéen, s’étendre toujours plus à l’Est, vers les Balkans et l’Anatolie.

L’armement que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne ou la France intensifiaient, tout en arborant le rameau d’olivier ; le souci majeur de se repartager le monde tout en donnant le change par des mielleuses paroles de "sécurité des nations d’arbitrage international" sous les auspices de la S.D.N. (Société Des Nations organisme existant avant l’ONU), l’Italie fasciste ne craint pas d’annoncer pour sa part, ce qu’ils seront : la mobilisation de "huit millions de baïonnettes", de "beaucoup d’ailes et de beaucoup de torpilles".

"Le devoir précis et fondamental de l’Italie fasciste est précisément de préparer toutes ses forces armées de terre, de mer et d’air (...) Alors quand nous aurons atteint un moment suprême dans l’histoire de l’Europe, nous serons en mesure de faire entendre notre voix et de voir nos droits finalement reconnus." (Discours à la Chambre le 27 Mai 1927 de Mussolini.)

Impérialiste elle-même, l’Italie savait de quoi il ressortait lorsque les autres membres de la S.D.N s’engageaient "solennellement" à réduire leurs armements sous un contrôle international ; quand le gouvernement des Etats Unis essayait d’obtenir que tous les pays condamnent la guerre comme... illégale et s’engageassent à y renoncer pour régler leurs litiges (Pacte Briand-Kellog du 27.8.27). Pour Rome, tout ce pathos n’était que de la foutaise démocratique ; la réalité est différente : le monde entier s’arme, et, l'Italie s'arme pour affronter le tempête qui couve sous les cendres de la première conflagration mondiale.

Les problèmes desquels dépend la vie d’une nation, le fascisme n’ignorait pas qu’ils sont des problèmes de force et non de justice ; qu’ils se dénouent sous le fracas des armes et non par la grâce mythologique que prêtaient certains respectables idéalistes à la doctrine wilsonienne. Sur le "décalogue" qui leur était remis, les jeunes miliciens pouvaient lire à la première phrase : "Qu’on sache bien qu’un véritable fasciste, particulièrement un milicien ne doit pas croire à la paix perpétuelle". Dans les journaux, au cinéma, à une remise des diplômes universitaires, dans les concours sportifs se proclamait qu’après avoir gagné la bataille de 14-18, l’Italie devait reprendre sa marche en avant.

Si l’importance du pouvoir d’Etat se place au centre de toute la vie sociale, le développement de ses bases guerrières (armée, flotte et aviation) s’accuse tout particulièrement à la veille de la seconde guerre. Même si on tient compte de la dévaluation de la lire, en 1939, l’Italie dépense deux fois plus qu’à la veille de la guerre d’Ethiopie[6]. Le Duce a prévenu toute la nation italienne de l’inéluctabilité de la guerre, de l’aggravation des conditions de vie du prolétariat. En sanctionnant d’un embargo commercial l’Italie pour avoir transgressé, dans l’agression de l’Abyssinie, les sacro-saints principes de l’institution genévoise, les 51 nations "démocratiques" permirent à Mussolini d’intensifier sa propre croisade contre les nations "nanties". A une hypocrite application des sanctions ne s’interdisant pas le commerce avec l’Italie du charbon, acier, pétrole, et fer, c’est-à-dire tout ce qui était précisément indispensable à l’économie d’armements, le fascisme put répondre par la mobilisation facilitée des ouvriers autour de son programme[7].



[1] : Qu’est-ce que le National-Socialisme ? Trotsky 10 juin 1933.T.III des Ecrits Suppléments à la Quatrième Internationale. 1959, p.397.

[2] Milices armées nationalistes qui se battirent à la fin de la guerre contre les troupes autrichiennes pour le rattachement de territoires à l'Italie (Fiume, Trieste)

[3] Elu par le conclave du 6/02/22, Pie XI sera tout à son affaire. Nonce apostolique en Pologne en 1918-1921, donc pendant la guerre civile et l’offensive victorieuse de l’Armée Rouge, il vouait une haine inextinguible au prolétariat qui avait porté la main sacrilège sur cet Etat crée, le 11 novembre 1919 par Versailles, pour séparer la Russie des Soviets de la Révolution allemande.

[4] ) : Il materialismo storico e la filosofia di B.Croce.

[5] : Plan du 17 mai 1938. Dès la fin de cette même année 20.000 paysans des Pouilles, de Sicile et de Sardaigne travaillent en Lybie sur 1880 entreprises rurales groupant 54.000 Ha en culture.
En Libye, le nombre total des Italiens atteint 120.000 ; 93.550 en Ethiopie etc... L’Impérialisme colonial italien de 1870 à nos jours. J.L Miège S.E.D.E.S 1968, p.250.

[6] ) : Budget Militaire en Millions de Lires : (mêmes sources que pour (5))

1933.....4.822 - - 1936.....16.357
1934.....5.590 - - 1937.....13.370
1935       12.624 - - 1938     15.030

[7] : "Les ouvriers italiens sont donc mis devant le choix de l’impérialisme italien ou de celui de l’Angleterre qui essaie de se dissimuler au travers de la S.D.N. Ce n’est pas un dilemme qu’il pourrait enfourcher malgré les terribles difficultés actuelles, mais un dilemme entre deux forces impérialistes et, il n’est nullement étonnant qu’empêché du fait de la politique contre-révolutionnaire de ces deux partis (partis "centristes" comme on disait alors dans la Gauche pour désigner le stalinisme et "socialiste") d’entrevoir leur chemin propre, forcés de faire un choix, ils se dirigent vers l’impérialisme italien, car dans la défaite de ce dernier, ils voient compromises leurs vies, la vie de leurs familles aussi bien d’ailleurs qu’ils voient s’accentuer le danger d’une plus forte aggravation de leurs conditions de vie". "Un mois après l’application des sanctions". Bilan.

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