Les vraies tensions sont sociales, pas communautaires

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« Nous exigeons que le gouvernement prenne des mesures pour augmenter le pouvoir d'achat avant le 15 juillet. Sinon, nous reprenons les mobilisations à la rentrée » déclaraient les leaders syndicaux à la fin de la semaine d'action dans les différentes provinces belges qui, malgré son caractère éclaté et inoffensif, a réuni au total plus de 100.000 personnes. Avec un art consommé du saucissonnage de la lutte, ces saboteurs professionnels préparent déjà l'occupation du terrain social à la rentrée. Pour éviter de rester enfermés dans la logique des actions syndicales qui mènent à l'impuissance et au découragement, les travailleurs doivent choisir le meilleur moment et les conditions optimales pour imposer un rapport de force en leur faveur. Pour ce faire, il est indispensable qu'ils réfléchissent aux opportunités actuelles et prennent conscience des enjeux qui se posent pour leur combat.

Une détérioration systématique des conditions de vie

La perte de pouvoir d'achat, qui touche l'ensemble de la classe ouvrière, est le produit d'une politique systématique de la bourgeoisie. La conférence de 2003 pour l'emploi, qui réunissait l'ensemble des forces patronales, syndicales et politiques, en donnait les orientations: «baisse des charges des entreprises, modération salariale, diminution des frais liés au chômage, rallongement de la semaine de travail et de la carrière, et finalement le financement alternatif de la sécurité sociale». Ainsi, la « défense » de la compétitivité de l'économie nationale a impliqué tout au long de ces dernières années:

- l'assainissement drastique des frais de production, la délocalisation ou l'exclusion de forces de travail au moyen de plans de restructuration et de procédures de licenciement assouplies, dans le secteur privé ou public (VW, Gevaert, GM, Janssens Pharmaceutica, La Poste...);

- l'augmentation de la productivité (déjà parmi les trois les plus élevées du monde) par un accroissement important de la flexibilité sans frais supplémentaires, une diminution de l'absentéisme et des pauses, entraînant un rallongement effectif de la durée de travail et de la carrière;

- la révision à la baisse des normes salariales (réduction et suppression des barèmes d'ancienneté, des primes et suppléments);

- enfin, la révision et réduction graduelles du système de la sécurité sociale, surtout au niveau du chômage, des frais de santé et des retraites.

Pas étonnant donc que les salaires, les allocations et les retraites diminuent et, qu'en conséquence, des couches toujours plus larges de la population sombrent dans la pauvreté. Le pouvoir d'achat de l'ouvrier belge est parmi les plus bas des pays industriels d'Europe, 25 % moins élevé qu'aux Pays-Bas par exemple (selon la Fédération européenne des entrepreneurs, citée dans De Morgen, 5.06.2006). De plus, en 2006, «La masse salariale totale dans notre pays a donc augmenté moins vite que le PIB, alors que les profits des entreprises ont crû relativement plus vite» (De Tijd, 3.10.2007). Avec la multiplication des emplois précaires, temporaires ou partiels, un nombre croissant de travailleurs n'a plus de revenu stable, ce qui entraîne même les familles dont les revenus se situent au-dessus du seuil de pauvreté dans les difficultés.

 

Dans un tel contexte de dégradation systématique des conditions de vie de la classe ouvrière, il faut souligner l'importance de la conjonction de deux phénomènes qui s'expriment de manière de plus en plus nette en Belgique depuis la fin de l'année 2007. D'une part, une forte croissance de la combativité ouvrière et d'autre part, une détérioration marquée de la situation économique nationale, suite à l'accélération de la crise mondiale. La conjonction de ces deux phénomènes durant ces derniers mois a inscrit de manière particulièrement nette la situation sociale en Belgique dans la dynamique de reprise de la lutte ouvrière en Europe et dans le monde.

Une multiplication de luttes simultanées

Pendant longtemps, le ras-le-bol des travailleurs a eu de grandes difficultés à dépasser les campagnes mystificatrices de la bourgeoisie et à se concrétiser en un mouvement de résistance aux attaques. La «rafale gréviste» de l'hiver 07-08 a pleinement confirmé que les luttes en Belgique présentaient les mêmes caractéristiques de fond que partout dans le monde : potentiel de combativité retrouvé, lente mais certaine récupération par le prolétariat de son identité de classe, multiples expressions de solidarité naissante.

- Dès la fin de l'automne 07, divers secteurs entrent en lutte contre les rationalisations, les licenciements, les réductions de salaires: Janssens Pharma Beerse, Volvo Cars Gand, Bayer Anvers, employés communaux d'Anvers et de Liège, ... Par une manifestation nationale autour de la défense du pouvoir d'achat le 15.12.07, les syndicats tentent de désamorcer la colère et de détourner le mécontentement vers un engagement dans les querelles communautaires (‘non à la scission de la sécurité sociale', commune aux Wallons et aux Flamands).

- Cependant, les luttes reprennent immédiatement après les fêtes de fin d'année. Ce qui avait commencé à la mi-janvier 08 spontanément comme un conflit social local chez un fournisseur de Ford Genk pour «1 euro de plus», se transforme très vite en une réelle vague de grèves pour une augmentation du pouvoir d'achat. Ce sont les mêmes ouvriers qui étaient sous pression à l'occasion des restructurations chez Ford, Opel ou VW en début d'année 2007 qui ont mis le feu aux poudres. D'abord, le mouvement revendicatif spontané déborde vers Ford Genk et vers pratiquement toutes les entreprises des environs immédiats pour ensuite atteindre toute la province du Limbourg et le secteur métallurgique. La vague de grèves sauvages s'étendra lentement vers d'autres branches industrielles et d'autres provinces, surtout dans la partie néerlandophone et à Bruxelles. A côté de mouvements de grèves importants dans le cadre syndical (comme à Electrabel, SONACA et les sapeurs pompiers), il y a des actions sauvages à l'entreprise logistique Ceva contre les licenciements ou chez BP autour d'une restructuration et des conditions de travail, où le patronat a appelé «à cesser les actions incontrôlées et à suivre le modèle de concertation sociale». De plus, il y aura encore des interruptions de travail imprévues chez les conducteurs de tram et de bus de De Lijn à propos des conditions de travail et des pauses, à la SNCB...

Plusieurs caractéristiques du mouvement sont exemplaires des tendances qui se manifestent aussi dans d'autres pays européens :

- d'abord, il faut pointer la simultanéité des mouvements, de même que leur extension rapide;

- s'il y a bien un fil rouge à travers une large partie du mouvement de l'hiver 08, c'est «qu'il ne s"agit pas de grèves organisées par les syndicats, mais de grèves sauvages. C'est la base qui se révolte, et ce sont les syndicats qui tentent de négocier» (un des témoins au forum de discussion de DS sur la vague de grèves). Cette vague de grèves spontanées renforce la confiance des ouvriers en eux-mêmes, suscite l'action pour d'autres revendications directes;

- le mouvement s'est développé en réaction à la hausse du coût de la vie et la baisse du"niveau de vie. Il se développe dans une impression croissante de chaos et d'irresponsabilité de la classe politique, ce qui s'exprime par la vacance gouvernementale de plus de neuf mois. Ce contexte de luttes en réaction aux mêmes attaques tend à réduire quelque peu l'emprise de l'arsenal des tactiques de division et de domination classiques, par région, secteur, entreprise, métier, privé ou public, etc. et donc à instiller un sentiment de solidarité. Tous les ouvriers, actifs, chômeurs, retraités, étudiants peuvent en fait se retrouver dans ces mouvements contre la perte du pouvoir d'achat, les cadences de travail et l'instabilité des contrats.

La dégradation de la situation économique

Parallèlement, des signaux insistants confirment que la Belgique est de plus en plus affectée par la détérioration de la situation économique, engendrée par la crise immobilière et les placements boursiers douteux (Junk Bonds), par la récession aux USA ainsi que par l'envolée des prix pétroliers et des denrées alimentaires :

- ralentissement économique : baisse du croissance de l'économie de 2,7% (2007) à 1,7% (2008) et à 1,4% (2009) selon l'IMF (DM, 03.06.08);

- nouvelle flambée de l'inflation : la Belgique bat les records en Europe avec une inflation de 5,2% (zone EURO: 3,6%) et une hausse des denrées alimentaires de 6,1% (zone EURO: 6,2%, EU : 7,1%) (DM, 03.06.08). Conséquence directe : vie plus chère, recul des salaires et explosion des dettes;

- la hausse du coût de la vie a un effet multiplicateur sur les mesures de flexibilisation et de précarisation des emplois. Si les emplois ont spectaculairement augmenté en 2007 (+116.000 emplois) et si le chômage ne remonte pas encore, il faut souligner que le type d'emploi créé génère un recul constant des conditions de vie et de travail de la classe ouvrière (ce que les sociologues bourgeois appellent le phénomène des ‘working poor');

- les syndicats eux-mêmes reconnaissent que « l'Etat social actif n'est pas une situation win-win mais loose-loose » (rapport FGTB, dans DM, 17.03.08). La flexibilité n'a pas apporté une stabilité d'emploi mais la précarité;

- la pression sur la qualification et les salaires: 20% des salariés n'arrive pas à boucler son mois avec son salaire et 50% y arrivent à peine (DM, 23.04.08).

Ceci ne peut qu'accentuer encore la pression sur les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière.

La solidarité syndicale, c'est la solidarité avec l'Etat capitaliste

La bourgeoisie a déclenché tout au long de la seconde partie de 2007 des campagnes communautaires intenses visant à occuper le terrain avec la mystification du nationalisme ou du sous-nationalisme en vue de détourer l'attention des travailleurs de la détérioration du niveau de vie et de paralyser toute velléité de combativité. Ces campagnes pernicieuses n'ont toutefois pu empêcher la montée du ras-le-bol et la multiplication de luttes. Aussi, depuis début 2008, face à la multiplication et la simultanéité des actions ouvrières, la bourgeoisie a quelque peu changé son fusil d'épaule :

- elle a généralisé un black-out dans ses médias sur les informations concernant les luttes ouvrières, entre régions tout comme au niveau international;

- syndicats et employeurs tentent de désamorcer les foyers de combativité en cédant non pas sur des hausses de salaire, mais en accordant des majorations uniques sous forme de primes uniques et de boni liés aux résultats. Parfois même, les patrons essaient d'acheter la paix sociale avant que les ouvriers n'engagent effectivement l'action. «parce qu'ils veulent à tout prix éviter une grève sauvage et sont donc prêts à racheter à l'avance un éventuel désordre» (interview de H. Jorissen, président des métallos de la FGTB dans DM, 2.2.08). Cela a encore été le cas à la SNCB, où patrons ‘publics' et syndicats ont proposé une prime salariale de 1000 euro répartie sur 3 ans (DM, 03.06.08) pour désamorcer le ras-le-bol;

- elle a pleinement engagé les syndicats en première ligne pour contrer le développement de la combativité. Ceux-ci ont pris leur distance vis-à-vis des partis socialistes et jouent, ici l'unité, là la division. Ils ont profité des élections sociales dans les entreprises pour mener de larges campagnes sur la ‘démocratie sociale' et sur l'importance de la représentativité ouvrière à travers leurs délégations syndicales;

- les actions générales des syndicats, telles la manifestation ‘sauvons le pouvoir d'achat et la solidarité' du 15.12.08 ou la semaine d'actions tournantes par région à la mi-juin pour ‘sensibiliser', ont toutes comme objectif :

a) d'identifier les syndicats comme les vecteurs par excellence de la solidarité;

b) d'assimiler la solidarité ouvrière à la défense d'une fausse solidarité nationale, la solidarité avec l'Etat national et ses structures de contrôle social.

Ces campagnes visent à dévoyer la classe ouvrière sur la question cruciale pour le développement de la lutte, qui est celle de la solidarité.

Si elle ne peut plus aujourd'hui empêcher l'explosion des luttes, la bourgeoisie investit le terrain social de manière proactive pour éviter l'extension et l'unification des luttes, pour détourner la solidarité dans la lutte pour la défense des intérêts prolétariens vers le combat pour le maintien des structures étatiques nationales de contrôle social. Et dans cette politique, les syndicats jouent un rôle central.

Depuis un an, la situation politique belge a été caractérisée par une quasi-absence de politique gouvernementale (et même de gouvernement tout court). Si durant la seconde partie de 2007, cette « paralysie gouvernementale » participait des campagnes autour de l'avenir de la Belgique, l'absence d'orientations politiques dans un contexte de détérioration de l'économie et de la position concurrentielle du capital belge est en train de devenir intolérable pour la bourgeoisie:

- dérapage budgétaire (on tablait sur une croissance de 1,9%) qui mettrait à mal l'équilibre financier, fruit d'une décennie d'austérité ;

- balance commerciale en déficit pour la première fois depuis 15 ans : «C'est un signal important que notre position"concurrentielle est en fort recul. Et cela pour un pays comme la Belgique qui"se targue d"être un pays exportateur» (l'économiste G. Noels, DM,"16.4.08);

- difficultés croissantes dans les entreprises de différents secteurs : l'aéronautique, où la plupart des compagnies aériennes sont dans le rouge à cause de la hausse du carburant ; le secteur bancaire, avec de grosses difficultés qui touchent aussi des banques belges comme Fortis (cotation -12%) ; Dexia (baisse de ses bénéfices de 60% (15.05.08) et cotation -21%) ; KBC (cotation -14%).

 

Aussi, la fameuse date butoir du 15 juillet, que la bourgeoisie belge a dû se donner pour négocier entre les diverses fractions politiques impliquées dans un grand compromis"sur un paquet global de mesures de réorganisation de l'Etat fédéral, s'annonce peut-être encore plus comme un moment crucial pour la prise de mesures d'assainissement budgétaire et de renforcement de la position concurrentielle de l'économie nationale. Dans ce cadre, le pourrissement de la situation économique au travers de la paralysie politique de ces derniers mois pourrait bien être la stratégie suivie pour d'abord épuiser la combativité ouvrière au sein du carcan syndical, pour ensuite réunir les diverses fractions régionales autour d'une politique commune de sauvetage de l'économie belge.

La question de l'indexation des salaires pourrait jouer un rôle central dans le maquillage de l'attaque. Lorsque la bourgeoisie prépare un mauvais coup contre les salaires, elle ressort le monstre du Loch Ness de la liaison automatique des salaires à l'index. Cela permet alors aux syndicats de jouer aux champions de la solidarité en mobilisant pour « sauver l'index », alors que « l'indexation automatique » n'est plus qu'un mythe, avec un index largement manipulé et limité par une «norme salariale», qui prescrit que les augmentations de salaires ne peuvent en aucun cas dépasser la moyenne de celles des principaux concurrents.

Jos / 14.06.08

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