La question nationale depuis les années 1920 jusqu’à la seconde guerre mondiale

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Au début des années 20, la réaction du prolétariat contre la dégénérescence de la IIIe Internationale s’exprimait politiquement à travers ce qu’on appelait “l’ultra-gauche”. Celle-ci dénonçait avec force les tentatives du Kominterm d’utiliser les tactiques du passé alors que l’entrée du monde dans l’ère de la décadence les avait rendues caduques et réactionnaires et que la prise du pouvoir par le prolétariat était devenue une tâche immédiate. Comme la révolution était à l’ordre du jour dans les pays avancés, les principales polémiques entre la IIIe Internationale et son aile gauche concernaient la question de l’instauration de la dictature du prolétariat dans ces pays : le syndicalisme, les rapports parti-classe, le parlementarisme et le frontisme étaient à ce moment-là les problèmes les plus brûlants. Sur toutes ces questions, les communistes de gauche défendaient avec intransigeance une cohérence à peine dépassée par le mouvement communiste depuis ce temps-là.

Par contre, ils étaient beaucoup moins clairs sur les questions nationale et coloniale qui avaient pour eux une moindre importance immédiate. Bordiga, en particulier, continuait à soutenir la thèse léniniste d’une révolte “progressiste” dans les colonies s’alliant à une révolution prolétarienne dans les pays développés ; cette idée est encore aveuglément défendue par bon nombre de ses épigones. La Gauche allemande, de son côté, avait une vision bien plus claire que Bordiga, et la majorité du KAPD continuait à défendre la position de Luxembourg sur l’impossibilité des guerres de libération nationale. Görter, dans une série d’articles intitulés “la Révolution mondiale”, publiés dans le journal communiste de gauche anglais The Workers’ Dreadnought (9, 16, 23 février ; 1, 15, 29 mars 1924), attaquait le slogan bolchevik du droit des nations à disposer d’elles-mêmes et accusait ainsi la IIIe Internationale :

Vous (…) soutenez les capitalismes naissants en Asie, vous préconisez la soumission du prolétariat asiatique à son propre capitalisme”.

Mais en même temps, Görter parlait de l’inévitabilité de révolutions démocratiques bourgeoises dans les pays arriérés et portait toute son insistance sur la prise du pouvoir du prolétariat en Allemagne, en Angleterre et en Amérique du Nord. Comme pour bien des positions de classe défendues par le KAPD, celui-ci fondait son rejet des luttes de libération nationale plus sur un vivant instinct de classe que sur une véritable analyse approfondie du développement du capitalisme en tant que mode de production mondial qui était entré dans sa phase de déclin à l’échelle mondiale. En fait, le bouillonnement de la phase révolutionnaire empêchait les communistes de saisir toutes les implications de la nouvelle période et ce n’est malheureusement qu’avec l’installation de la contre-révolution dans tous les pays qu’elles commencèrent à se dégager clairement.

Avec la défaite de la vague révolutionnaire de 1917-23 et la nouvelle redistribution impérialiste du marché mondial, les révolutionnaires furent forcés de réfléchir plus méthodiquement que jamais auparavant sur les raisons de cette défaite et sur les nouveaux développements du capitalisme. Ce travail de réflexion fut l’œuvre des fractions qui ont survécu à la désintégration du mouvement de la Gauche communiste à la fin des années 20.

Les restes de la Gauche italienne en exil, réunis autour de la revue Bilan, ont apporté la plus importante contribution à la compréhension de la décadence du capitalisme, en reprenant les thèses de Rosa Luxembourg sur la saturation du marché mondial pour analyser concrètement la nouvelle période et en reconnaissant l’inévitabilité d’une nouvelle guerre impérialiste mondiale en l’absence d’un surgissement prolétarien comme seul frein à cette marche.

C’est la défaite du prolétariat chinois qui, pour Bilan, a montré clairement la nécessité de revoir les anciennes tactiques coloniales. En effet, en 1927, dans une Chine en effervescence, les ouvriers de Shanghai ont mené une insurrection victorieuse qui leur a donné le contrôle total de la ville. Mais le PC Chinois, fidèle à la ligne prônée par le Kominterm de soutien aux “révolutions démocratiques nationales” contre l’impérialisme, a amené les ouvriers à offrir sur un plateau la ville à l’armée de Chiang Kaî Chek (que Moscou saluait alors comme le héros de la libération nationale chinoise). Avec l’aide des capitalistes locaux et de bandes de criminels, Chiang, vivement applaudi par toutes les forces impérialistes, a écrasé les ouvriers dans un bain de sang. Pour Bilan, ces évènements apportaient la preuve que :

Les Thèses de Lénine au Second Congrès (de la IIIe Internationale) doivent être complétées par une transformation radicale de leur contenu. Ces thèses admettaient que le prolétariat apporte son soutien aux mouvements anti-impérialistes dans la mesure où ceux-ci créaient les conditions d’un mouvement prolétarien indépendant. A partir d’aujourd’hui on doit reconnaître à la suite de ces expériences que le prolétariat indigène ne peut apporter aucun soutien à ces mouvements : il peut devenir le protagoniste d’une lutte anti-impérialiste dans la seule mesure où il relie sa lutte à celle du prolétariat international afin de faire un bond analogue dans les colonies à celui qu’ont fait les bolcheviks qui furent capables de conduire le prolétariat d’un régime féodal à la dictature prolétarienne’’ (Bilan, n° 16, février-mars 1955, “Résolution sur la situation internationale”).

Bilan comprenait donc que la contre-révolution était mondiale et que, dans les colonies comme partout ailleurs, le capitalisme ne pouvait survivre que par “la corruption, la violence et la guerre pour éviter la victoire de l’ennemi qu’il avait lui-même engendré, le prolétariat des pays colonisés” (Bilan n° 11, septembre 1934, “Problèmes de l’Extrême-Orient”).

Mais mieux que ceci encore, Bilan a dégagé de la réalité l’idée que, dans ce monde dominé par les rivalités impérialistes et qui se dirigeait vers une nouvelle guerre mondiale, les conflits dans les colonies ne pouvaient servir que de terrains d’essai à de nouvelles conflagrations générales. C’est donc en se basant sur cette analyse que Bilan refusa d’apporter son soutien à l’un ou l’autre camp dans les conflits inter-impérialistes qui se sont succédé dans les années 30 : Chine, Éthiopie, Espagne. Face à la bourgeoisie qui se préparait à une nouvelle guerre, Bilan affirmait :

La position du prolétariat dans tous les pays doit consister en une lutte sans merci contre toutes les positions politiques qui tentent de le rattacher à la cause d’une constellation impérialiste ou d’une autre ou à la cause de telle ou telle nation coloniale, une cause qui a pour fonction de cacher au prolétariat le véritable caractère du nouveau carnage mondial” (Bilan, n° 16, ibidem).

Seuls les communistes de conseils hollandais, américains et quelques autres avec la Gauche italienne ont évité les pièges mortels de l’impérialisme dans les années 30. En 1935-36, Paul Mattick écrivait un long article intitulé “Luxembourg contre Lénine” (la première partie parut dans Modern Monthly, septembre 1935 ; la seconde dans International Council Correspondance, vol. II, n° 8, juillet 1936) dans lequel il soutenait 1’analyse économique de Lénine contre celle de Rosa Luxembourg, mais il défendait néanmoins la position de celle-ci sur la question nationale contre celle de Lénine.

Les critiques de Rosa Luxembourg sur la politique nationale des bolcheviks, écrivait-il, semblent apparemment erronées. Au moment où avait lieu cette polémique, la menace essentielle pour l’État soviétique semblait venir d’une attaque militaire par les puissances impérialistes ; et bien que Rosa ait démontré que les bolcheviks avaient, par leur politique nationale, permis l’ouverture d’une brèche dans leurs flancs, ils ont su résister aux agressions impérialistes et leur politique de soutien aux mouvements nationaux semblait même renforcer l’État russe. Mais comme le dit Mattick, le prix payé pour cela fut si élevé que les critiques de Rosa se sont révélées justifiées :

La Russie bolchevik existe encore, c’est sûr ; mais non ce qu’elle était au début, non en tant que point de départ de la révolution mondiale, mais en tant que rempart contre elle” (Modern Monthly).

L’État russe a survécu mais uniquement sur la base du capitalisme d’État ; la contre-révolution n’était pas venue simplement de l’extérieur mais de l’intérieur aussi. Pour le mouvement révolutionnaire international, cette “tactique” de soutien aux guerres de libération nationale utilisée par la IIIe Internationale était devenue une arme sanglante contre la classe ouvrière :

Les nations “libérées” ont formé un encerclement fasciste autour de la Russie. La Turquie “libérée” massacre les communistes avec les armes que lui a données la Russie. La Chine, soutenue dans sa lutte pour la liberté par la Russie et la IIIe Internationale, étrangle le mouvement ouvrier d’une façon qui nous rappelle le massacre de la Commune de Paris. Des milliers et des milliers de cadavres d’ouvriers sont le témoignage de l’exactitude de la conception de Rosa Luxembourg selon laquelle le slogan du “droit des nations à disposer d’elles-mêmes” n’est rien d’autre qu’une “sornette petite-bourgeoise”. Jusqu’à quel point la “lutte pour la libération nationale est une lutte pour la démocratie” (Lénine), les aventures nationalistes de la IIIe Internationale en Allemagne – aventures qui ont contribué à créer les pré-conditions de la victoire du fascisme – le révèlent clairement. Dix ans de concurrence avec Hitler pour le titre du nationalisme authentique ont fait des ouvriers des fascistes. Et Litvinov a célébré, à la Société des Nations, la victoire léniniste du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes à l’occasion du plébiscite sur la Sarre ? Vraiment, lorsqu’on voit cette évolution, on peut s’étonner que des gens comme Max Shachtman soient encore capables de dire aujourd’hui : “en dépit des critiques de Rosa vis-à-vis des bolcheviks sur leur politique nationale après la révolution, celle-ci fut néanmoins confirmée par les résultats” (Modern Monthly ; la citation de Shachtman vient de The New International, mars 1935).

Si une chose a été “confirmée par ses résultats”, c’est bien l’analyse de Rosa Luxembourg et des Gauches communistes et non la vieille position léniniste. Comme le prévoyaient Bilan et Mattick, les luttes nationales des années 30 n’étaient que les préparatifs à la Seconde Guerre impérialiste mondiale, une boucherie dans laquelle la Russie a joué un rôle de “partenaire à part entière”. I1 est bon de constater que tous ceux qui ont appelé le prolétariat à participer aux différentes confrontations nationales dans les années 30 n’ont pas hésité à prendre part à la Seconde Guerre mondiale. Les trotskistes qui ont appelé au soutien de Tchiang contre le Japon, de la République espagnole contre Franco, etc., ont persisté dans leur verbiage antifasciste et pro-libération nationale pendant la seconde boucherie impérialiste ; et, en appelant au soutien de “l’État ouvrier dégénéré”, ils ont même ajouté une nouvelle forme de défense nationale. Bien sur, il s’agissait-là de soutien “critique” aux impérialismes “démocratiques”.

La Seconde Guerre mondiale a clairement et combien douloureusement démontré l’impossibilité pour tout mouvement de “libération nationale” de combattre un impérialisme sans s’allier à un autre impérialisme. “L’héroïque Résistance antifasciste’’ en Italie, en France et ailleurs, les partisans de Tito, les “armées populaires” d’Ho-Chi-Minh et de Mao Tsé Toung, tous ceux-là et bien d’autres ont agi en appendices utiles des impérialismes alliés contre les impérialismes allemand, italien et japonais. Pendant et après la guerre, ils ont révélé leur nature de classe fondamentalement anti-prolétarienne, en appelant les ouvriers à s’entre-tuer, en contribuant à l’écrasement des grèves et des soulèvements ouvriers et en persécutant les militants révolutionnaires. Au Viêt-nam, en 1945, Ho-Chinh Minh a aidé les “impérialistes étrangers” à écraser la Commune ouvrière de Saigon. En 1948, Mao, entrant dans les villes de Chine, interdit toute grève et ordonne la poursuite normale du travail. En France, le maquis stalinien dénonce comme “collaborateurs fascistes” la poignée de communistes internationalistes qui avaient, pendant l’Occupation et la ‘’Libération’’, appelé la classe ouvrière à lutter contre les deux blocs. Ce même maquis “révolutionnaire” rejoignit, après la guerre, le gouvernement de De Gaulle et dénonce toute grève comme “l’arme des trusts”.