Donner le cadre de nos débats

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Cette contribution reprend les données du problème à travers les écrits marxistes et défend la position selon laquelle le Prolétariat, n ‘étant pas une classe exploiteuse, ne peut se fondre dans un État pour créer le Socialisme.

 

Donner le cadre de nos débats

Pour commencer, il faut reconnaître l’importance du problème de la période de transition. La plate-forme elle-même le met en évidence dans la partie concernant la dictature du prolétariat.

  • De même, l’expérience de la révolution russe a fait apparaître la complexité et la gravité du problème posé par les rapports entre la classe et l’État de la période de transition. Dans la période qui vient, le prolétariat et les révolutionnaires ne pourront pas esquiver ce problème, mais se devront d’y consacrer tous les efforts nécessaires pour le résoudre”.

II est évident que les questions fondamentales de la période de transition seront résolues par le prolétariat dans le cours de la révolution et que les questions débattues par les révolutionnaires aujourd’hui ne peuvent être résolues que pendant la période de transition elle-même. Comme Marx l’a toujours dit, il n’y a pas de recettes pour les marmites de l’avenir ni de plans qui puissent être faits dès aujourd’hui; cependant les révolutionnaires doivent s’efforcer d’atteindre la compréhension la plus claire possible de questions vitales -comme la période de transition- aujourd’hui, et la seule base d’approfondissement de n’importe laquelle des questions sur lesquelles ont été tracées des frontières de classe ou sur les quelles il y a eu d’importants acquis, produits de la lutte des ouvriers, c’est l’expérience historique concrète de la classe ouvrière.

Comme base de la discussion présente, La Révolution Russe de Rosa Luxembourg où elle écrit sur la période de transition à propos de la révolution russe, est très utile :

  • Bien loin d’être une somme de prescriptions toutes faites qu’on n’aurait qu’à mettre en application, la réalisation pratique du socialisme comme système économique, social et juridique, est une chose qui réside dans le brouillard de l’avenir. Ce que nous possédons dans notre programme, ce ne sont que quelques grands poteaux indicateurs montrant la direction dans laquelle les mesures à prendre doivent être recherchées, indications d’ailleurs surtout de caractère négatif. Nous savons à peu près ce qu’il nous faut supprimer dès l’abord pour ouvrir la voie à l’économie socialiste; mais en revanche, la nature des mille mesures concrètes et pratiques, petites et grandes qu’il faudra prendre pour introduire les principes socialistes dans l’économie, dans le droit, dans tous les rapports sociaux, n’est consignée dans aucun programme de parti socialiste, dans aucun manuel socialiste. Ce n’est pas une lacune mais précisément l’avantage du socialisme scientifique sur le socialisme utopique. Le système socialiste ne peut et ne doit être qu’un produit historique, issu de l’école même de l’expérience, à l’heure de l’accomplissement de l’histoire vivante en train de se faire, tout comme sa nature organique dont elle fait finalement partie, celle-ci a la belle habitude de susciter conjointement les besoins sociaux réels et les moyens de les satisfaire, les tâches et leur solution. S’il en est ainsi, la nature même du socialisme fait que, bien évidemment, il ne peut être octroyé ou introduit par oukase (décret). Il présuppose une série de mesures coercitives contre la propriété, etc. On peut proclamer l’aspect négatif : la destruction, mais pas l’aspect positif : la construction. Terre vierge. Mille problèmes. Seule l’expérience permet les corrections et l’ouverture de nouvelles voies. Seule une vie bouillonnante et sans entraves se développe en mille formes nouvelles, en mille improvisations, illumine la puissance créatrice, corrige elle même toutes les erreurs.

Seule l’expérience vivante du prolétariat peut donner aux révolutionnaires des poteaux indicateurs pour comprendre la période de transition et cette expression concrète, c’est la révolution russe qui nous a légué certains acquis du prolétariat qui peuvent et doivent être intégrés dans la plate-forme de l’organisation révolutionnaire du prolétariat. Ces acquis ne constituent pas pour autant des frontières de classe qui séparent la bourgeoisie du prolétariat (c’est évident que l’expérience de la classe est trop limitée et fragmentée pour qu’on puisse définir des frontières de classe dans ce cas) mais ce sont les leçons de l’expérience de la classe ouvrière que les révolutionnaires doivent tirer.

Dans le cas de la période de transition, au-delà des frontières de classe qui ont été tracées, certains acquis sont le résultat d’une analyse et d’une discussion approfondies de l’expérience concrète de la révolution russe; et fondamentalement ces acquis constituent pour le prolétariat un avertissement contre de fausses conceptions et des poteaux indicateurs lorsque s’ouvrira une nouvelle période révolutionnaire.

L’un des dangers dans lequel une organisation de révolutionnaires peut tomber et dont il faut se garder, c’est de tout dogmatisme sur la question de la période de transition. Le dogmatisme du CWO qui insiste pour dire que le schéma pour la période de transition se trouve dans la Critique du Programme de Gotha de Marx et que la dictature du prolétariat est l’État prolétarien, bloque toute discussion sur l’expérience concrète de la révolution russe, pour cette organisation, dès qu’on n’accepte pas ce dogme tel quel, on franchit les frontières de classe. C’est de ce type d’approche dont il faut se garder car toute vision dogmatique qui méconnaît l’expérience concrète de la classe ouvrière est condamnée à l’échec, et un échec dans l’une des tâches les plus importantes pour laquelle l’organisation des révolutionnaires existe : avertir le prolétariat lui donner des poteaux indicateurs, défendre au sein des conseils ouvriers un programme révolutionnaire basé sur les acquis du prolétariat.

La première chose que doivent toujours garder à l’esprit les révolutionnaires en commençant cette discussion, c’est qu’il n’y a pas de dogme, pas de recettes, qu’il y a seulement l’expérience du prolétariat.

Entre deux modes de production, il y a toujours eu une période de transition. Pour définir plus clairement cette période :

  • La période de transition n’est pas un mode de production mais le lien entre deux modes de production, l’ancien et le nouveau. C’est la période pendant laquelle les germes du nouveau mode de production se développent lentement au détriment de l’ancien jusqu’au point où ils supplantent l’ancien mode de production et constituent un nouveau mode d production dominant. Entre deux sociétés stables (et c’est aussi vrai pour la période entre le capitalisme et le communisme que ce le fut dans le passé), la période de transition est une nécessité absolue. Ceci est dû au fait que l’épuisement des conditions nécessaires à l’existence de l’ancienne société n’implique pas automatiquement l’existence et la maturation des conditions de la nouvelle société. En d’autres termes, le déclin de l’ancienne société ne veut pas dire automatiquement maturation de la nouvelle mais est seulement la condition pour que cette maturation ait lieu.” (“Problèmes de La Période de Transition”, Revue Internationale n°1)

La bourgeoisie, pendant la période de transition qui va du féodalisme au capitalisme, a acquis sa base économique au sein de la société féodale et la révolution bourgeoise n’était que le point culminant de cette période de transition. Dans le cas du communisme et pour toutes les raisons que le texte cité plus haut met en évidence, pour toutes les raisons qui constituent la différence fondamentale entre le communisme et les autres sociétés il est clair que la période de transition du capitalisme au communisme ne fait que commencer avec la prise du pouvoir politique par le prolétariat, avec le renversement de l’État bourgeois, et culmine dans la création du communisme.

Les révolutionnaires doivent analyser ce que seront les tâches concrètes de la période de transition du capitalisme au communisme ; non pas d’une façon dogmatique ni à travers une vague notion sur la construction de la communauté humaine, mais concrètement. Et comme base de cette analyse, on peut dire qu’il y a trois tâches fondamentales auxquelles le prolétariat doit faire face après la prise du pouvoir à l’échelle mondiale, et ce sont :

1- Extirper de la société les vestiges de la société de classe et intégrer toutes les couches et classes non exploiteuses à la production socialisée.

2- Développer les forces productives à l’échelle mondiale de sorte qu’elles soient aptes à satisfaire tous les besoins de l’humanité, pas seulement les besoins biologiques mais tous les besoins vitaux.

3- Organiser la production et la distribution de valeurs d’usage sur une base socialisée.

En tout premier lieu, il est important de noter que ces tâches ne peuvent être menées à bien au moyen de la violence. Le renversement de la bourgeoisie, de toutes les bases de son pouvoir est une question de violence et cette leçon a brûlé dans le coeur et l’âme de la classe ouvrière, mais pour entreprendre les tâches herculéennes qui l’attendent pendant la période de transition, la classe ouvrière ne peut pas compter sur des mesures violentes. La conception de CWO selon laquelle le prolétariat intégrera les classes non-exploiteuses et ordonnera le développe ment des forces productives à la pointe du fusil, relève d’une réelle incompréhension du rôle de la violence dans la construction du communisme. L’utilisation de la violence est un mode d’action dans lequel le prolétariat doit s’engager mais toujours avec beaucoup de précaution et de prudence. Il se peut qu’il l’utilise occasionnellement, il peut devoir l’utiliser contre les paysans et le lumpenprolétariat mais ce n’est jamais quelque chose qui constitue une base pour mener à bien les tâches de la période de transition.

Il y a deux caractéristiques fondamentales de la période de transition que les révolutionnaires doivent reconnaître et qui indiquent le cours que le prolétariat doit prendre. La première, c’est que la base de la domination politique du prolétariat -ou la dictature du prolétariat- doit se concrétiser dans une expression institutionnelle ou organisée du prolétariat, une expression de son existence historique et une institution ou organe qui constituera la base même de la marche vers le communisme. Ces organes sont les Conseils Ouvriers qui constituent la dictature du prolétariat, et le parti prolétarien qui joue un rôle indispensable au sein des Conseils.

La seconde caractéristique de la période de transition c’est la persistance de la division de la société en classes, des classes qui ont des intérêts antagoniques et divergents. Sans prendre en considération le poids qu’aura telle ou telle couche de la société, le lendemain de l’insurrection -de la guerre civile- il y aura une société de classe qui persistera pendant la période de transition. Le capitalisme ne peut pas créer de classe universelle comme le disent les modernistes, il ne peut prolétariser tout le monde de sorte que les fonctionnaires du capital deviennent des esclaves salariés et des prolétaires, et c’est à cause de la persistance de classes aux intérêts antagoniques qu’un État surgira. Ce sont les deux caractéristiques fondamentales de la période de transition que le prolétariat et les révolutionnaires devront prendre en considération.

Pour mieux comprendre la nature de l’État de la période de transition, il est très utile de voir ce que les marxistes comme Engels ont écrit sur la question. Son Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État montre que l’État surgit au sein de toutes les sociétés de classes et qu’il a deux fonctions fondamentales.

La première c’est la coercition : il est l’organe pour l’oppression de la majorité sur la minorité.

Deuxièmement, l’État a pour fonction de préserver le statu-quo, d’empêcher la société de s’entre-déchirer et de se désintégrer sous le poids des antagonismes de classe qui existent en son sein. II est important d’insister, comme Engels l’a fait sur le fait que l’État est un organe conservateur l’institution conservatrice par excellence, ce qu’il faut bien distinguer de ses fonctions coercitives.

Quand les marxistes discutent de l’État de la période de transition - depuis l’expérience de la Commune de Paris - ils se référent à lui comme un semi-État. L’État Commune était en fait un demi-État parce que la tâche coercitive de l’État lui était largement retirée dans le sens où il n’était plus l’organe de l’exploitation ou de l’oppression de la majorité par la minorité. L’État-Commune était un demi-État parce que tout l’appareil de coercition passait aux mains de la majorité, parce que ses fonctionnaires étaient élus et révocables et que leur rémunération et leur consommation n’étaient pas d’un niveau plus élevé que celles de la moyenne des ouvriers. Toutes ces mesures créent un État qui est qualitativement différent de tout État ayant existé dans le passé mais néanmoins, même un État-Commune doit mener l’autre fonction historique d’un État : la préservation du statu-quo.

L’État-Commune était une institution élue non seulement par la classe ouvrière mais par tous les citoyens de Paris sur une base géographique, de quartiers. Tandis que la bourgeoisie ne pouvait y participer, la petite bourgeoisie et les artisans le pouvaient et son extension dans toute la France aurait aussi amené la participation des paysans. A partir de là il est clair que l’État-Commune n’était certainement pas la seule expression du prolétariat.

Bien que Marx fasse référence à la dictature du prolétariat, à l’État ouvrier et à l’État-Commune comme étant synonymes, un examen plus attentif révélera que l’État-Commune n’aurait pas pu être la dictature du prolétariat. Ceci est reconnu par Engels dans son introduction à La Guerre Civile en France de Marx dans laquelle il écrivait que l’État était un fléau, un mal hérité de la société bourgeoise. C’est un fléau dont le prolétariat ne peut que s’accommoder, mais un fléau duquel il doit toujours se garder, et Engels n’avait aucun doute sur le fait que l’État n’était pas l’expression des intérêts historiques du prolétariat dans son avancée vers le communisme. Cet avertissement d’Engels est quelque chose que Lénine n’a pas vu lorsqu’il a écrit l’État et la Révolution en se basant directement sur La critique du programme de Gotha et La Guerre Civile en France de Marx et en continuant à faire référence à l’État ouvrier et à la dictature du prolétariat dans les mêmes termes. Les issues possibles de la Commune de Paris et comment l’État-Commune aurait coexisté avec la dictature du prolétariat, nous ne pouvons le dire puisque la bourgeoisie a écrasé la révolution en quelques semaines; mais nous avons cette expérience concrète du prolétariat, et toute la richesse de l’expérience et des leçons de la révolution russe, sur quoi baser nos discussions.

En tirant les leçons de la révolution russe, il ressort un fait incontestable : l’État a été l’instrument et l’organe de la contre- révolution. Ce fait a été reconnu trop tardivement par les révolutionnaires de l’époque -y compris les communistes de gauche. Au sein du mouvement ouvrier, on a toujours vu deux sources à la contre-révolution, et son expression dans deux types d’institutions. Ou bien elle était apportée de l’extérieur à travers les armées blanches, à travers l’invasion des autres États capitalistes, ou bien comme le pensait la Gauche hollandaise et la Gauche allemande et même Lénine : elle venait des paysans ou de la petite-bourgeoise, soit de la NEP, soit de la reconsolidation de la bourgeoisie et de la propriété individuelle, ce à quoi les révolutionnaires étaient familiers.

Au moment où le mouvement révolutionnaire s’attendait à ce que la contre-révolution vienne de ces deux sources, Rosa Luxembourg insistait sur la nécessité pour le prolétariat d’avoir des organes indépendants où s’exprimer, où défendre ses intérêts propres, et certains communistes de gauche en Russie comme Ossinsky ont aussi montré que le prolétariat devait se garder de la bureaucratie et de l’appareil d’État. Malheureusement il n’y a pas eu de développement réel ni d’élaboration de ces mises en garde, et ce n’est qu’au moment où l’État était en train de décapiter la classe ouvrière que les révolutionnaires ont commencé à se rendre compte que l’État crée par la révolution était lui-même l’instrument de la contre- révolution, et ce qui a empêché une prise de conscience plus rapide de ce fait, c’est qu’ils avaient tous accepté l’identification de l’État et du prolétariat.

II existe l’argument selon lequel l’État russe a pu écraser la classe ouvrière parce qu’il n’était pas un État ouvrier mais l’État d’un Parti ; et en même temps qu’il est vrai que l’identification parti-dictature du prolétariat que faisaient les bolcheviks, a été un facteur important dans la dégénérescence de la Révolution russe, il serait prématuré de conclure que le seul problème de la révolution russe et de la future révolution, c’est l’identification du Parti et de l’État. Cet argument qui dit qu’il n’y a pas de possibilité pour l’État de devenir un instrument ou un organe de la contre-révolution si c’est l’ensemble de la classe ouvrière et non un parti révolutionnaire qui s’identifie avec l’État, sous-estime la nécessite pour le prolétariat de maintenir son autonomie par rapport à l’État, nécessité que même Lénine reconnaissait comme on le voit dans son débat avec Trotsky où il établit que s’il ne conserve pas son autonomie propre, s’il n’a pas le droit d’avoir des armes et s’il n’a pas le droit de faire grève, le prolétariat serait sans défense contre l’appareil d’État qui semblait être un organe de la classe ouvrière mais paraissait dirigé par quelqu’un d’autre que le prolétariat.

Comme la dégénérescence de la révolution russe peut être attribuée au fait que le parti s’est constitué en État, il serait facile de conclure, avant de faire une analyse approfondie de cette expérience, que c’était le seul problème. Ce qu’on ne voit pas, c’est qu’un État est par nature une institution conservatrice et doit refléter les intérêts antagoniques qui existent dans la réalité objective. L’État dans la période de transition tend par nature à conserver et préserver les institutions et les rapports sociaux tels qu’ils existent alors que la tâche du prolétariat est de bouleverser constamment ces rapports. Dans cette situation, aucun organe, ne peut exprimer ces deux intérêts contradictoires, préservation du statu-quo et destruction du statu-quo. Ceci amène à conclure que le mouvement historique du prolétariat vers le communisme ne peut être exprimé par l’appareil d’État mais seulement par les organes de sa dictature, et par son parti. Si la dictature du prolétariat ne peut pas empêcher l’État de se constituer en appareil coercitif contre le prolétariat, la révolution russe se répétera et à nouveau une contre-révolution aura lieu à cause du simple fait que la destruction du dernier bourgeois n’est pas une garantie contre la contre-révolution. Le mode de production capitaliste peut surgir du sein de n’importe quelle bureaucratie d’État, du sein de n’importe quelle institution de Parti. Si la société est organisée sur la base de la loi de la valeur et si la destruction de la production basée sur cette loi n’a pas lieu rapidement, alors il y a toujours la possibilité de la contre-révolution et c’est l’État qui serait l’appareil de cette contre-révolution.

Parce que le prolétariat ne peut empêcher l’État de surgir puisqu’il y a un besoin vital de maintenir la cohésion d’une société aux intérêts encore antagoniques pendant la période de transition -un besoin qui existe tout autant que le besoin du prolétariat de détruire constamment les rapports sociaux qui persistent de la société de classes- et parce qu’il est évident aujourd’hui que l’État était l’instrument de la contre-révolution en Russie, les révolutionnaires doivent prendre en considération de façon sérieuse et pleinement analyser la possibilité que le prolétariat et l’État puissent ne pas être identifiés, que le prolétariat doit avoir non seulement son autonomie par rapport aux autres classes, mais par rapport à l’appareil d’État lui même tout en le contrôlant.

Mc Intosh : Internationalism-USA

(Novembre 1976)